« elle a une sorte de solitude intérieure qui ne demande même pas à être comblée »
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Sujet: « elle a une sorte de solitude intérieure qui ne demande même pas à être comblée » Sam 30 Oct - 15:25
« Elle a quelque chose que les autres femmes n'ont pas. Une sorte de solitude intérieure qui ne demande même pas à être comblée. »
L'ouvrage tomba sur la rigide surface de la table, sonnant et trébuchant. Un regard, puis des dizaines. En réponse, un simulacre de sourire laconique, las, et même désabusé, et cet air qui semble leur dire, comme craché au visage : quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? Elles les méprisait. Dieu, qu'elle les méprisait. Et ils le lui rendaient. Sur leurs traits maquillés de retenue, du dégoût, et une certaine délectation. Elle n'était pas des leurs, et personne ne l'ignorait. D'ailleurs, il semblait à beaucoup qu'elle s'était joyeusement activée à tracer une immense frontière entre elle et le reste du monde, indicible limite que tout à chacun respectait farouchement. Elle portait peut-être bien les stigmates d'une autre humanité, plus sauvage, plus primitive. Et, en même temps, tellement fascinante. Comme un monstre exposé à la foire, la belle Whitaker s'employait à ravir son public d'une sempiternelle indifférence. Ce qui les amusait, eux, ne l'effleurait guère. Et puis... ils n'étaient personne, que de vagues ombres dans un rêve que trop réel, un rêve qu'elle aimait balayer du revers de la main, griffonner et même taillader, jusqu'à ce que pleurent les larmes de la désillusion. Oui, cela, elle s'en amusait.
Avec une délicatesse exacerbée, Keane déposa son appareil photographique avant de s'asseoir, le regard évasif. Certains s'attardaient encore sur ce visage trop pâle, trop diaphane, trop pure pour être tout à fait ignoré. Cette fille, qui qu'elle fût, avait quelque chose d'exceptionnel, sans que personne ne sut si elle le tenait de la Nature ou si, par la force des charmes qui la possédaient, elle s'en était accoutrée pour ravir les cœurs tumultueux et les esprits esthètes.
« Je me demandais si... » Importun, le jeune étudiant s'était penché sur elle, ses lèvres habillés d'un sourire avenant et pourtant tellement prétentieux. Les tempes recouvertes par quelques mèches bouclées, bâti avec certitude et efforts, la rangée supérieure de ses dents, négligée, laissait deviner une assurance malhabile, et surtout temporaire. Pendant une seconde, il fût le prédateur. Puis elle releva le visage, un sourcil arqué pour toute salutation. Dès cet instant, il eut toutes les peines du monde à déglutir, et ses jours se parèrent d'une légère rougeur. C'était bien plus que de la gêne, on eut cru qu'elle avait, par la seule force d'un regard, éveillé des années de honte mortifère dûment enterrées. « Non, rien... » Voilà une réponse qu'elle sembla préférer, au sourire qui se dessina tranquillement sur ses lèvres. On voyait même qu'il avait l'habitude d'arpenter cette bouche à peine goûtée par un rouge à lèvres des plus clairs. En vérité, l'entièreté de son visage respirait un naturel injurieux ; non contente d'être belle, elle paraissait vouloir s'affranchir du monde, elle comme la fougue offensante de son charme. Son attitude n'avait rien d'anodine, d'innocente ou seulement de malencontreuse. Tout était prémédité, mesuré et soigné, comme une représentation au théâtre dont aucun vers ne doit être écorché. C'était là le prix d'une ovation et, malgré eux, ils l'applaudissaient avec une ardeur à peine contenue.
Puis la tragédienne se mua en intime spectatrice. Soudainement. En un quart de seconde. Le temps, finalement, qu'il fallut à ses iris pour courir sur une licencieuse et familière silhouette. La langue immiscée entre ses dents, Keane en émit un grognement. Ce n'était pas le moment. Ce n'était pas le moment. Ce n'était pas... le moment.
Comme sa chaise racla le sol, les regards se tournèrent vers elle. Pour autant, elle n'y accorda aucune attention. Elle semblait même obnubilée par sa vision, et rien ne parut capable de se mettre en travers de son chemin. Ramassant son appareil, elle vit à peine la jeune femme qui lui tendit son ouvrage afin qu'elle le rapporte. Mais bien sûr. Naïf, l'animal. Sa démarche fût bien trop certaine pour que la moindre personne parvint à l'arrêter. Et c'était bien là le plus gros défaut qu'on avait imputé à Keane ; passionnée et passionnelle, elle ne prêtait guère d'importance au monde, à quelques rares exceptions qui la prenaient aux tripes, fascinée. Et Dieu seul savait ce qu'il fallait faire pour avoir le goût de lui plaire. Aussi, elle se laissa tomber sur la chaise avec une rare nonchalance. Même indolente, elle dévisagea la jeune femme à laquelle elle venait, par sa seule arrogance, de se présenter. Pourtant, elles se connaissaient. Mais, voyez-vous, la jeune miss Whitaker ne se lassait guère de couvrir des yeux ce visage cent fois usé par les émotions, ou leur absence. Et comme elle n'avait aucune commodité ou bienséance, elle se pencha simplement sur la table, un soupir au bord des lèvres, une malice au bord des yeux. « Tu n'as aucune beauté, j'espère que tu le sais... » Et elle osait le dire en séance, sans même jauger la portée de ses mots. D'ailleurs, deux étudiantes à tout juste une coudée s'outrèrent d'un tel discours. En conséquences de quoi Keane en fit ses cibles privilégiées. « Pas comme elles, les désigna-t-elle avec un mépris qui n'avait jamais besoin d'être expansif pour faire son effet. Elles sont lisses, superbes, tu ne trouves pas ?... belles et lisses, donc communes, fades, ternes, et finalement insipides. » Pendant un léger laps de temps, un sourire victorieux sembla pointer son existence avant de s'estomper, fatalement. S'enfonçant dans sa chaise, Keane tira à elle son appareil, qu'elle ajusta afin d'emprisonner le vide interloqué de ces deux regards posés sur elle. Pour toute conclusion, elle se tourna vers celle qui l'avait attirée jusque ici, la nébuleuse Robyn McAllister, affres insoutenables de Keane Whitaker.
« elle a une sorte de solitude intérieure qui ne demande même pas à être comblée »
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